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  La vieillle dame qui tricotait

05/10/2015


Elle s'est envolée tout droit planant vers le soleil.

S'est délectée du gout d'un simple rayon de miel.

A flotté sur la croupe ondulée du rêve d'un nuage.

 A compris la véritable raison de toujours être sage.

 

J'étais posté dans un coin sombre de la pièce.
Je la regardais sans rien dire, bien sûr.
Immobile, peut-être.
Lui jetant ce regard étrange de mes yeux qui n'existaient pas.
C'était la troisième saison que cette habitude s'était imposée à mon esprit. L'observer, scruter ses moindres mouvements, ses moindres expressions, ses moindres gestes. 


Chaque soir, elle s'asseyait à la même place, sur ce large fauteuil bleu clair à l'étoffe abimée par les années écoulées, délavée par les rayons du soleil qui la baignait de leurs ardeurs tout au long de la journée.
C'était l'endroit qu'elle affectionnait tout particulièrement pour s'engager dans son activité favorite.

Le tricotage.

Vers dix-huit heures, elle arrivait lentement, ses pieds lovés dans de petites pantoufles en soie. Elle trainait les pieds, déplaçant sa carcasse fatiguée en direction de son confort bleu qui trônait sur le côté d'une petite fenêtre, celle-là même qui lui permettait un regard tardif sur les splendeurs de son jardin.
Deux fois par semaine, il était entretenu avec soin par un jardinier qui écoutait avec dévotion les explications de ses ordres.
À côté du fauteuil se trouvait une petite table où une corbeille en osier recevait une succession de bobines de laine et un ouvrage en pleine confection. C'était un chandail, cette fois ci, aux couleurs éclatantes, aux tonalités soyeuses. Elle le préparait pour l'hiver à venir, pensant qu'il remplacerait avantageusement celui qu'elle avait porté, l'année dernière pendant la saison froide.
Dans la pièce, à côté, on entendait le tintement d'un couvert que l'on défait, d'une table que l'on range, de la chanson murmurée d'une bonne qui s'applique à son ouvrage.
La maison devait être parfaite, même si personne ni venait plus depuis que Monsieur n'était plus là...

Le fauteuil grinça sous le poids de sa maitresse, lui offrant son confort habituel. Elle s'aligna avec les déformations du dossier, trouvant l'endroit exact de sa place idéale. Puis elle jeta un coup d'œil à l'extérieur, sur la nature qui s'illuminait lentement de ses lampes progressives pour accompagner avantageusement la tombé du jour, mettant en valeur les ornementations végétales que son esprit avait imaginées.  Puis, son regard croisa la petite photo posée sur le rebord de sa fenêtre, celle de son compagnon disparu, celui qu'elle considérait comme l'amour de sa vie.

Son unique Amour!

Son visage ridé se fripa de quelques crevasses supplémentaires lorsqu'un petit sourire de contentement anima ses lèvres sèches, lançant un rayon de bonheur en direction de son cher, de son aimé, une pensé de réconfort qui, elle l'espérait, arriverait à lui par un chemin incertain, une voie divine.

Ses mains tremblantes attrapèrent avec difficulté la paire de petites lunettes rondes qui corrigeaient sa presbytie, elle les lova entre les plissures de son nez. Elle alluma son spot allogène qui éclaira de sa clarté vive le niveau de ses genoux, puis, ses deux aiguilles à tricoter retrouvèrent l'agilité étonnante de ses doigts pourtant perclus de rhumatismes qui s'engagèrent dans les cliquetis particuliers de leurs pointes qui s'entrechoquent.

 

 

Ma patience obligée m'avait permis cette longue attente. Bien entendu, les trente-sept premières années, je m'étais éloigné d'elle, préférant continuer ma nouvelle existence, bercé par ce son lancinant, obsédant. Coupé du monde, me contentant de cette vie intermédiaire, de cette vie sans elle, sans la voir, préférant cet état incertain qui m'amènerait à ma vengeance. Des représailles bien particulières, qui se borneraient à me réjouir de la compréhension de son sort, de  l'horreur qu'elle ressentirait devant son destin funeste.
Bientôt, il serait temps pour elle de payer pour tout le mal qu'elle m'avait fait!

 

 

Son ouvrage avançait vite, beaucoup plus vite qu'elle aurait pu le penser. Elle ressentait un besoin impératif de le terminer dans des délais les plus brefs, comme si le temps allait lui manquer. Pourtant des années, il devait lui en rester encore quelques-unes, elle se sentait bien, plutôt en forme pour son grand âge, comblée par une douceur de vie sans le moindre stress, la moindre fatigue. Son immense maison, elle l'avait achetée il y a une quarantaine d'années, un endroit qu'elle avait repéré avec son amour. Une belle demeure posée sur les contreforts d'une falaise, dominant l'océan qui parfois hurlait à ses pieds de granit indestructible et qui essayait sans succès d'arriver jusqu'à elle. La plupart du temps, une météo clémente,  plutôt douce baignait l'atmosphère d'une brise tiède de mer qui venait lécher leur jardin lui permettant de planter des végétaux endémiques de contrées lointaines et tropicales. Son homme, comme elle, aimait ce climat particulier qui leur insufflait un bien être, une promesse d'une vie longue et comblée. Vie abreuvée par leur amour indéfectible, profond et sans nuage, mais aussi par cette oisiveté de leur fortune bienfaitrice qu'elle savait avoir mérité.

 

 

Je me mis à trembler, c'est certainement le meilleur mot qui peut définir mon état. Une sorte d'excitation qui enflait en moi, qui activait mes neurones, calmait mon impatience. Car, l'instant approchait insidieusement et je le savais. Elle allait ressentir ce que j'avais ressenti, endurer ce que j'avais enduré et puis, partir dans un sens qui me serait évidemment opposé. Dans une situation expiatoire où elle serait bannie, déportée, proscrite! 

 

 

Une maille à l'endroit, une maille à l'envers. Que de répétitions nécessaires pour accomplir son ouvrage. Allez, dépêche-toi, prends de la peine à ton travail, il ne te reste plus beaucoup de temps. Son esprit fourmillait de ses souvenirs, de sa magnifique vie avec lui, un aimant parfait qui savait la combler de sa tendresse, de ses câlins, de ses sentiments. Elle s'arrêta un instant, pendant une courte période interrogative. S'étaient-ils un jour disputés, fâchés, boudés?
Elle avait beau ressasser cette question qui s'était mise à tournoyer dans sa tête.
Non, elle ne le croyait pas, ne s'en  rappelait pas peut-être.
Même pas au début de leur vie commune.
Elle sourit.
Elle l'avait trouvé si beau, intelligent, obligeant.

 

Le début du grand changement de sa vie arriva insidieusement.
Une rencontre bien particulière, elle s'en rappelait exactement.
C'était au cours d'une de leurs promenades. Une silhouette se profila dans la pénombre d'une brume d'un matin calme.
Lors de leur croisement, au lieu de continuer leur chemin, son mari et l'inconnu s'arrêtèrent net.
Elle, accrochée au bras de son homme en fut même déséquilibrée.
Après un cours moment de surprise. Il commenta sa réaction d'une façon plutôt surprenante, désinvolte.
-je te présente mon ami Paul!
Et il était là, devant eux, devant elle, souriant de ce bonheur à venir. Elle n'avait su comment réagir devant cette personne qui l'avait comme foudroyée du regard, l'émoustillant soudain d'une adjonction de félicité indescriptible. Une titillation de l'esprit, de l'âme, un tremblement qui remonte de l'intérieur, brulant les entrailles, asséchant la gorge, vous empêchant toutes actions raisonnables, toutes expressions de vos sentiments d'émerveillements.
Elle était restée là, sans un mot, le dévorant du regard.
Un peu bêtement...
Lui, avait réussi à surmonter cette émotion partagée, avait semblé comprendre qu'une réaction plus ordinaire lui permettrait d'édulcorer l'évidence.
Il avait pris la main de son ami, l'avait secouée vivement pour lui marquer le contentement de cette circonstance, avait fait mine d'à peine l'apercevoir. Captivant l'attention de son mari, en lui envoyant une succession d'expressions enjouées et sympathiques. Et la ruse avait parfaitement fonctionnée, ils s'étaient séparés avec une adresse en poche, un impératif de se revoir.
Elle, avait continué avec difficulté sa promenade, après avoir, tout de même réussi à lui envoyer un "Monsieur" avec un geste déférant de la tête.
 Et puis, et puis...
 Ce fut des nuits sans sommeil, comblée de sa furtive image, de ce désir de le retrouver, de l'aimer...

 

Elle ressentit soudainement une sorte de fatigue, un mal de tête insidieux qui l'obligea un instant à arrêter son ouvrage. Ce n'était pas la première fois qu'elle était confrontée à cette douleur lancinante qui la prenait par surprise. Elle déposa son ouvrage sur ses genoux, attrapa avec difficulté, le verre d'eau qui se tenait posée sur sa tablette, mélangé déjà à ce médicament protecteur qui la soulagerait presque instantanément. Puis elle poussa son dos au plus profond de son siège, ferma les yeux, laissant la poudre blanchâtre faire son office bienfaitrice.

"Ma belle!".

Son visage apparut devant elle, dans son songe, dans son rêve. Il se pencha vers elle.
Il lui prit la main, une main de jeunesse, de cette jeunesse passée qui avait bercé cet amour.
Ils se retrouvaient tous deux lors de leur liaison coupable, où elle acceptait de le rencontrer en secret, péripétie dangereuse. Qu'elle voulait garder secrète, pour toujours peut-être ou pour quelques temps encore.
Mais pour combien de temps?
Elle ne le savait pas.
Son absence lui pesait de plus en plus. Leurs furtifs ébats ne suffisaient plus à combler leur passion, leurs désirs mutuels qui ne les quittaient plus.
Chaque soir son mari dormant à son côté, elle ne pensait qu'à une seule chose, s'enfuir, retrouver l'homme qui la faisait rêver, qui fleurissait son coeur  de ses volutes de douceur, embellissait son âme qui semblait s'éteindre à chaque séparation. 
Elle trembla soudainement, en ce remémorant les pensées insidieuses qui s'étaient imposées à son esprit, solutions difficiles qui lui permettraient une totale félicité...

 
 

Je m'étais rapproché d'elle, en contournant son fauteuil, j'apercevais son profil, remarquait cette mèche blanche, un peu jaunâtre qui venait de glisser sur le côté de son visage, marquant un peu plus sa vieillesse. Je me mis à la détester soudain, exécrer cette femme, me réjouissant à l'avance  du mal que je lui ferai ressentir, de la souffrance que mes représailles lui feraient subir.

 
 

Elle sortit de sa léthargie, respirant avec difficulté. Son ouvrage, ses aiguilles, vite il fallait qu'elle termine son ultime réalisation. Les mailles s'enchainèrent lentement, puis plus vite, encore plus vite, ses doigts réussissaient des prouesses d'agilité, recopiant avec précision ces mouvements mille fois répétés. Puis elle s'arrêta enfin, et, se servant de la paire de ciseau restée au milieu d'un replis de sa robe, elle coupa la continuité du fil de laine.
Il était achevé, ce suprême travail, qui, elle le comprenait maintenant serait destiné ã sa postérité.
Sa poitrine gonflée, elle happa un dernier goulet d'air qui s'engouffra au plus profond de ses poumons. Puis elle eut cette finale pensé d'être vivant.
"Je suis à toi Seigneur!"

  

J'étais maintenant devant elle, le regard sévère, qui ne lui permettait aucun doute sur mes intentions.
"Toi, dit-elle d'une voix tremblante!"
Elle n'avait pas encore compris son état de trépassé.
-Comment as-tu pu! Lui répondis-je sur une tonalité sévère.
Et mon accident lui revint à l'esprit dans son déroulement répété.
-Tu m'as éliminé pour vivre avec un autre et jouir d'un bonheur comblé de ma fortune.

-Non! Hurla-t-elle...

 

 

Elle avait décidé de rompre aujourd'hui. Rompre avec cet homme qui l'avait ensorcelé, séduite du premier regard.

Ils s'aimaient bien entendu, sincèrement, elle en était certaine. Mais, son mari la comblait également de bonheurs. Peut-être moins de ce désir charnel, impétueux, certainement viscéral qui l'unissait à son amant, mais sa prévenance n'en était  pas moins délicieuse, amoureuse.
Tous deux étaient capables, sans la moindre incertitude, de la combler de bonheur. Mais cet aspect compétitif, qui avait par ailleurs effleuré l'esprit de son mari, la rendait mal à l'aise. Ses pensées amoureuses envers ces deux hommes la rendait fragile, coupable d'aimer. De trahir l'un et puis l'autre dans une continuité épuisante, malsaine, égoïste.
Son mari avait acheté cette belle maison au bord de la falaise. Il avait décidé ce jour-là d'escalader la grande échelle pour jeter un coup d'œil sur le toit où des tuiles semblaient être abimées. Son ami Paul était là, pour le voir, pour la voir. Il tenait les pieds de l'échelle dont l'équilibre était instable, évidemment dangereux.
Elle le regardait avec des yeux angoissés, différent de ce regard ardent qui depuis leur rencontre, les unissait.
Il l'interrogea d'une voix basse, susurrant entre ses lèvres une explication sur son expression inhabituelle.
Sa réponse vint soudainement, surprenante, sans ambiguïté, sans le moindre détour.
"Je veux rompre ma relation avec toi!".
La surprise fut totale, non préparée, sans équivoque.
Il lâcha l'échelle, fit quelques pas vers elle, mains en avant, dans une attitude de sollicitation, d'incompréhension. La bouche ouverte, les yeux emplis d'une expression d'inquiétude angoissée.
 Il allait exprimer son besoin d'explications quand un bruit sourd raisonna dans son dos...

  

Adeline arriva en courant dans le bureau du professeur Rantère.
-Professeur, je crois qu'il se réveille!
-Qu'y a-t-il ma petite?
La jeune fille une petite infirmière qui travaillait dans son service depuis maintenant deux ans tremblait d'émotion. Elle continua.
-Le monsieur qui est dans le coma depuis quarante ans. Je crois qu'il s'est réveillé!
-En es-tu centaine? Je l'ai vu ce matin, son métabolisme ne présentait aucun changement!
-Si, je vous l'assure, il à bouger ses doigts et son corps s'est légèrement penché sur le côté, et, il a murmuré quelque chose.
Une course effrénée les emmena au chevet du malade pour constater l'impensable, il semblait de retour parmi nous. Les yeux hagards, grands ouverts.
Penchant l'oreille vers sa bouche, Rantère, écouta son murmure.
-Ne pars pas, attends, j'avais cru...

 
 

Elle a rejoint la probité d'une existence éternelle

S'est associée à un monde que l'on croit irréel

A fusionné dans l'apothéose de l'être immaculé

Dans un lieu où pour toujours elle pourrait résider

 
Le soleil continua à voyager dans le ciel...

  

Le vieil homme passait la plupart de son temps assis sur son lit, le regard fixe, perdu dans un rêve à mille lieux du monde qu'il avait regagné.
Malgré son esprit et son existence retrouvés, il refusait de parler et de faire le moindre effort physique, se contentant d'une vie végétative, bercée par les soins quotidiens et les becquetées présentées par une infirmière dévouée qui par ses paroles, essayait de lui insuffler un semblant de vie.
Mais il ne voulait rien savoir, pour lui son existence était terminée, anéantie par son jugement erroné, sa conclusion incertaine et son réveil brutale causée par la mort et la révélation de sa femme adorée.
Le restant de sa vie se composait maintenant d'un seul et unique but, aller la retrouver dans les tréfonds du paradis pour continuer cette vie perdue dont il n'avait pas su profiter.

 

Cette nuit-là, dans le silence total de sa chambre d'hôpital, il entendit à ses côtés des cliquetis qui lui semblaient familiers.
Il tourna la tête pour apercevoir une vieille dame.
Une vieille dame qui tricotait.
Sa femme.
Celle qui pendant quarante ans était venue chaque jour à son chevet espérant en vain apercevoir de lui un signe de réveil, un espoir de retour.
Elle arrêta soudainement sa besogne.
Le regarda de ce regard tendre, comblé d'amour, de cet amour qu'avec lui seule, elle voulait partager.
Elle se leva lentement.
Lui tendit la main.

"Viens! Dit-elle en souriant. Le temps est venu pour toi de me rejoindre..."

 



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